Lettre ouverte
À l’attention des responsables pédagogiques et informatiques du canton de Fribourg et de la Romandie.
L’école romande se donnera très prochainement pour mission de former de futur·e·s citoyennes et citoyens numériques. Entendez par là que chaque enfant devra être capable de faire des choix éclairés et critiques dans les environnements numériques. Comment donc, une institution visant ces finalités peut-elle mettre en place un système informatique dont le choix est si discutable?
Récemment, le système éducatif du canton de Fribourg – comme de nombreux cantons suisses – a choisi de se tourner vers une offre de Microsoft pour
- gérer la communication pédagogique – courriel, calendrier… –
- stocker le matériel pédagogique – cloud –, et
- médiatiser la relation pédagogique – visioconférence, activités en ligne… –.
Chaque enseignant et élève se voit attribuer un identifiant vers la suite Office365 de Microsoft avec l’adresse courriel @edufr.ch, et cela dès la 5H (~8 ans). Ce choix n’est pas sans conséquence.
Premier problème: le manque de diversité. Le bon sens pédagogique voudrait que l’on enseigne aux élèves, non pas à utiliser MSWord, mais à utiliser un traitement de texte, non pas à utiliser MSExcel, mais un tableur, non pas à utiliser MSPowerPoint, mais un logiciel de présentation… Car, que l’on se trouve sur un ordinateur Mac, Windows ou Linux, sur une tablette ou tout autre terminal actuel ou futur, c’est cette ouverture d’esprit que l’on aura pris la peine de leur enseigner qui rendra nos enfants indépendants et libres dans leurs réflexions et leurs choix technologiques.
Deuxième problème: la suppression des occasions d’apprendre. La sécurité imposée pour les courriels @edufr.ch fait le choix de la barrière technique et non de la formation. En effet, les messages sont scannés et chaque lien présent est modifié pour rediriger vers une société privée avant d’être validé. Ainsi, la vigilance à adopter lorsque l’on trouve un lien dans un courriel n’est plus une nécessité, Microsoft le fait pour nous. Le bon sens veut que l’on apprenne à examiner le lien présent et, s’il ne correspond pas à celui affiché, on s’en méfie. Par exemple, si le lien affiché “www.bcf.ch/login” renvoie à “www.bafix.com/r%3jd596/login”, on ne clique pas. Paradoxe de l’aide, le choix sécuritaire peut entrainer les utilisateurs à ne pas apprendre.
Troisième problème: l’exclusivité. Vous utilisez peut-être un agrégateur qui rassemble vos diverses adresses de courriels et vos calendriers (p. ex.: Thunderbird). Et bien, pas avec votre adresse @edufr.ch. En effet, les fonctions IMAP, POP, SMTP ou les redirections de courriels sont désactivées (pardon pour les termes techniques). Vous devez utiliser Outlook et, pour lire vos courriels sur votre smartphone android, vous devez donner les droits administrateur de votre téléphone à Microsoft.
Quatrième problème: l’enfermement de chaque élève, comme client futur. Admettons que l’élève commence à prendre des notes numériques dès la 9H (cycle d’orientation). Admettons qu’il fasse un bachelor ensuite. Il aura 10 ans de prise de notes sur OneNotes, la solution de Microsoft. Surprise ! il est impossible d’exporter ses notes vers une autre solution (p. ex.: Joplin). Il reste donc deux options à notre client captif: perdre le contenu de 10 ans de scolarité ou continuer à payer son abonnement à Office 365.
En bref, le choix actuel de l’école publique amène les problèmes suivants: (1) formatage à une solution unique, (2) suppression d’opportunités d’apprendre, (3) imposition d’une solution propriétaire et (4) enfermement des élèves en tant que client captif.
On répondra que les solutions concurrentes n’existent pas. Ce texte a été rédigé sur LibreOffice – logiciel de traitement de texte libre –, les courriels ont été échangés de manière sécurisée avec ProtonMail – serveur suisse de courriel sécurisé et crypté en Suisse –. Vous avez besoin d’une solution de visioconférence pour enseigner? Jitzi, hébergé chez Infomaniak, est libre, avec les serveurs en Suisse.
On répondra que la suite Office 365 offre un environnement complet, où on y fait tout, que c’est tellement ergonomique. On argumentera que c’est justement un écueil qui devrait être évité, si tant est que les objectifs fussent pédagogiques.
Attention, le propos n’est assurément de remettre en question la nécessaire appropriation des questions numériques par l’école publique. Le problème est que, pour offrir une solution reposant sur l’interopérabilité, permettant la formation, ouvrant au choix autonome des citoyen·ne·s numériques de demain, il faut sortir des sentiers battus des grands éditeurs de logiciels, identifier les valeurs de l’école publique, et se donner les moyens de les atteindre. La diversité des environnements numériques serait-elle une réponse? Le débat est ouvert.
Charles Roduit et Lionel Alvarez,
citoyens, parents, Fribourg